Le quotidien en écolieu : 10 apprentissages clés sur les collectifs [Bilan de voyage 2/2]

Été 2023. Sur un coup de pouce de la vie, je prends une décision : cet automne, je vais visiter les oasis. Après avoir passé 3 ans à rêver de vivre en écolieu, après avoir sauté le pas d’emménager dans un collectif urbain… Il est temps de visiter ces alternatives. Il est temps pour moi de voir, de vivre les multiples possibles des communautés engagées.

Ce qui m’intéresse ? Comprendre comment vivre et créer ensemble, au service des individus, du groupe, et plus largement du territoire et du monde (quitte à rêver, autant rêver grand). Et puis, en toile de fond : comprendre comment moi je vais et veux vivre en écolieu. Affiner mon projet de communauté, confirmer ce qui me correspond au quotidien, découvrir d’autres pistes d’engagements… Et faire des rencontres qui pourraient me rapprocher de ce nouveau mode de vie.

Je suis partie avec un sac rempli de vêtements, de curiosité et d’espoir. Je rentre de ce voyage avec les mêmes vêtements (à peu de choses près), mais surtout avec de nombreuses leçons sur la vie en écolieu, un immense élan de partager ce que j’ai vécu et un enthousiasme grandissant pour concrétiser mon futur rêvé.

Plongez dans mon sac à dos, pour dénicher les 10 apprentissages clés qui ont transformé ma manière de voir les oasis, et la construction de mon projet pour vivre en collectif.

6. Le monde paysan a besoin de nous… Et surtout, on a besoin de lui !

Un voyage aux odeurs paysannes

Mon voyage a été teinté du monde paysan, parfois presque plus que du collectif. Parce que ça m’a prise aux tripes, touchée au cœur.

J’ai partagé le quotidien d’un trio de maraicher.ères en lancement à l’Oasis du Suchel, j’ai aidé à faire des tisanes artisanales à Graines de Buisson et au Colombier Vert, j’ai écouté les chants révolutionnaires de la fanfare de la Confédération Paysanne près de Lyon, déambulé dans le fameux marché paysan de Crest, mis la main à la terre du potager de l’abbaye de Saint-Antoine, vu les plants grillés par le soleil du Sud au Bidouill’Art, planté des arbres sous la pluie au Hameau des Âges…

De ferme en ferme, j’ai vu à quel point ça pouvait être dur d’être paysan.ne. J’ai senti dans mon corps, pendant seulement quelques jours, quelques semaines, combien ce quotidien pouvait être fatiguant, usant. J’ai entendu ces hommes, ces femmes passionné.e.s donner leur vie à la terre, tout en se faisant oublier par le gouvernement. Je les ai écoutés raconter avoir abandonné un boulot de bureau pour retrouver du sens, au contact de collègues engagés pour le vivant : les vers de terre, les abeilles et les milliards de bactéries du sol.

L’agriculture, problème et solution

Je le savais dans ma tête, mais là… Je l’ai senti dans mon corps. L’importance du monde paysan pour la transition, à la rencontre entre les luttes sociales et environnementales. Et en même temps, la difficulté de leur quotidien, dans ce monde politique qui les méprise – en ne soutenant que les grosses exploitations, pas les petites régénérations.

« L’agriculture paysanne, pour moi, c’est le juste équilibre entre fuir cette société que je refuse… Et la combattre, en construisant autre chose. » Nico, de Graines de Buisson

L’agriculture, à la fois un des plus gros problèmes environnementaux, et la plus pertinente des solutions.

Alors, j’ai plus que jamais envie de les soutenir !

Ça a fait émerger en moi, ou plutôt grandir, un sentiment d’injustice : leur travail, tellement beau, tellement important (iels nous nourrissent après tout !) et pourtant si mal reconnu. Plus iels font bien les choses, humainement, environnementalement… Et moins iels sont soutenus par le système.

Un sentiment de peur aussi, de tristesse : les voir déplorer la biodiversité qui décline, constater l’eau qui coule de moins en moins sur leur terrain.

Et puis, surtout, au-dessus de ça… Une envie de les soutenir. Les rejoindre même, peut-être, un jour. De participer à cette œuvre collective tellement importante : nourrir les humains et l’ensemble du vivant. Recréer la richesse des sols. Faire renaitre des abris de biodiversité. Repeindre nos champs de couleurs, et nos étals d’odeurs de terre.

En attendant de les rejoindre, je peux au moins acheter chez eux, enfiler mes bottes pour donner un coup de main en wwoofing, ou même leur sourire au marché.

7. Les écolieux pionniers : entre riche héritage et grand défi

Dans mon parcours, j’ai voulu découvrir différentes étapes de vie d’un projet. Visiter des lieux tout récents, comme des projets qui existent et se réinventent depuis 10, 20 ou même 40 ans. J’arrivais, les étoiles dans les yeux vers ces lieux qui me semblaient immortels, protégés de tout maintenant qu’ils étaient installés depuis tant d’années. Et pourtant…

Pourtant, j’ai compris que l’ancienneté d’un projet collectif, c’est une richesse incommensurable… Autant qu’un immense défi. Et que rien n’était jamais acquis, pas même la longévité !

Qu’est-ce que ça implique, de survivre aux années qui passent ?

  • Savoir évoluer dans le temps. C’est un énorme défi pour le projet et le collectif de se laisser évoluer, mais au bon moment, de la bonne manière, pour les bonnes raisons. Trouver l’équilibre, fin, délicat, entre protéger ce qui est l’essence du projet et ses valeurs, et s’ouvrir aux changements à son service. Le juste milieu, entre enracinement et voyage vers le nouveau. Garder les processus qui fonctionnent, les habitudes qui ont permis la longévité du projet, tout en sachant les requestionner avec le regard d’une nouvelle époque ou de nouvelles personnes.

« Deux attitudes sont vitales :
l’acceptation par ceux qui rentrent de s’insérer loyalement et humblement dans une histoire ;
l’acceptation par ceux qui y sont déjà que l’histoire puisse continuer autrement. »

Charles Legland, 1990, Arche de Saint-Antoine
  • Dépasser les obstacles et maintenir le projet à flot, contre vent et marée. Faire perdurer un projet, c’est le faire s’adapter au contexte changeant, aux arrivées et départs des membres, aux nouveaux besoins, aux nouvelles contraintes. C’est parfois dépasser des périodes de creux, de désespoir, où le collectif est réduit à une ou deux personnes. Comme à l’oasis du Suchel, qui a dû se laisser mourir avant de renaitre.
  • Laisser le groupe changer ses membres, sans perdre sa résilience. Certaines personnes vont partir, à cause de conflits, ou de rêves qui changent. D’autres personnes vont rejoindre, insuffler une nouvelle dynamique. Le groupe est une entité à part entière. Le groupe est vivant, j’en suis convaincue. Dans le sens où il évolue, se réinvente, se blesse et se répare, s’adapte, tout en continuant à exister. Cette entité survit aux départs, aux arrivées, aux changements de membres – à condition d’entretenir une culture de groupe indépendamment de ses membres.
  • Laisser le groupe se transformer, sans tout recommencer. Le collectif suit un cycle, tout comme une vie de couple : la phase de découverte, la symbiose et l’amour fou, les conflits, puis enfin le Nous mature. D’abord, les membres se découvrent. Puis s’adorent, au point de gommer les individualités au profit du collectif… Jusqu’à ce que les différences émergent et s’expriment, pouvant générer des tensions. Une fois ces éclairs dépassés, le groupe devient mature : sait s’exprimer, co construire. Un défi des projets sur le temps long est de rester (ou revenir) dans une phase de groupe mature, malgré les allées et venues fréquentes.
  • Renouveler la jeunesse du collectif. Tout projet doit intégrer de nouvelles personnes, tout au long de sa vie, pour éviter d’avoir un groupe vieillissant qui finit par perdre en autonomie. C’est aussi un indispensable pour rester “dans l’air du temps”. Un groupe intergénérationnel fait face aux chocs culturels, parfois difficiles, mais indispensables pour ne pas maintenir des traditions désuètes et désaccordées avec le monde actuel. C’est le cas en ce moment à l’Arche de Saint-Antoine, ou les questions de féminisme, d’inclusion LGBTQIA+ ont été mises sur la table par la nouvelle génération.
  • Détacher le projet des personnes qui l’ont fondé. Pour qu’un projet dure, je crois qu’il doit se développer en tant qu’entité séparée des fondateur.rices. Avec une raison d’être qui dépasse les êtres humains impliqués, une histoire et une mémoire trop riches pour être portées par une seule personne. Cela demande pour les fondateur.rices l’humilité de ne pas tout voir, pas tout contrôler, pas tout choisir. De laisser le bébé quitter la maison, l’oiseau voler de ses propres ailes. Et cela demande au groupe de s’autonomiser et ne pas tout remettre entre les mains des fondateur.rices !

Et sûrement bien d’autres challenges que je n’ai pas encore vus, mais que j’espère bien vivre un jour !

L’abbaye vue depuis le terrain de maraichage
L’Arche de Saint-Antoine existe depuis 1987

Qu’est-ce que ça permet ?

Au-delà des challenges, ce long vécu en tant que communauté est d’une richesse incommensurable.

À l’Arche de Saint-Antoine, j’ai été émerveillée de lire les textes fondateurs, de découvrir l’évolution du projet et ses fonctionnements au fil des années, d’en comprendre les obstacles, les choix, les causes de changements. Impressionnée de voir (ou d’apercevoir !) comment cette oasis avait évolué avec son époque.

  • Pour tenir les années, un tel projet doit faire face aux difficultés, en tirer les leçons et se réinventer continuellement. Le projet et le collectif maturent, comme un système immunitaire qui sait de mieux en mieux réagir aux difficultés.

Pour ça d’ailleurs, le travail de mémoire est essentiel ! Les apprentissages, les vécus ne doivent pas s’ancrer seulement dans les esprits, mais aussi dans le papier. Pour que le départ d’une personne n’entraine pas la perte de toute une histoire et un héritage de savoirs. Ce travail de mémoire, de documentation au fil de l’eau, permet à l’intelligence collectée de devenir collective.

  • La pérennité du projet permet aussi de démultiplier les liens avec le territoire et de construire une acceptation, voire une reconnaissance progressive.
  • Enfin, ces lieux installés il y a longtemps peuvent avoir des process et fonctionnements bien établis, éprouvés et améliorés au fil des années. C’est le cas de l’Arche de Saint-Antoine, dont la gouvernance partagée (entre autres) a été adaptée et peaufinée au fil des décennies.

Le quotidien en écolieu : miroir des valeurs du collectif

En passant de lieu en lieu, j’ai été marquée par un constat. À quel point les choix, les habitudes traduisent et incarnent les valeurs du collectif… Et donc, à quel point les valeurs du projet influencent ensuite le quotidien !

Les valeurs, ce sont bien plus que des mots sur lesquels ont s’accorde dans les premières réunions, et qu’on écrit sur une charte. Ce sont de réels choix de modes de vie. Cela peut donner lieu à des réalités complètement différentes. Tout comme la raison d’être guidera les décisions structurantes, les valeurs teinteront chaque habitude.

Les valeurs, mais aussi (et surtout) la définition qu’on leur donne, collectivement. Qu’est-ce que je mets derrière la liberté ou la bienveillance ? Comment je veux que ça se traduise dans mon quotidien en écolieu ? Est-ce que les autres membres du projet partagent cette vision, cette définition ?

Avoir conscience des valeurs qu’on veut incarner ensemble, et leur application concrète au quotidien, c’est pouvoir s’accorder dessus.

C’est mon arrivée à l’Arche de Saint-Antoine qui m’a donné cet apprentissage. J’ai comparé les journées à l’Arche avec celles de la Caserne Bascule. Tous deux des lieux d’accueil avec plusieurs dizaines de personnes chaque jour… Mais rien à voir dans le vécu, le déroulé des journées, l’ambiance générale. Cela m’a invité à clarifier ce qui me convient, à moi, ce que je cherche, pour mieux identifier les projets qui me correspondent.

  • Il y a les différences qu’on voit vite, qu’on peut même lire sur un site internet : quel est l’équilibre choisi entre le vivre ensemble et les espaces privés (logements séparés ou non, pièces communes, habitudes sur la fréquence des temps ensemble et leurs contenus, etc.), l’importance du confort et de l’esthétique des lieux, ou encore la nature militante du projet.
  • Celles qu’on perçoit progressivement, en partageant un quotidien. La verticalité dans la gouvernance, la traduction de la raison d’être dans les projets, les rythmes et leur régularité, les émotions cultivées, etc.
  • Et celles qui ressortent face aux décisions : par exemple, est-ce qu’on met la priorité sur l’écologie, la qualité de l’accueil, ou le soin des habitant.e.s long terme ?

Un cadre visible, c’est pas facile, mais c’est important

Mais alors, comment savoir où on met les pieds, si tant d’aspects de la vie collective sont imperceptibles au premier coup d’œil ?

2 mots : rendre visible.

C’est un des principes de coopération partagés par l’association Fert’îles. Rendre visible, c’est exprimer ce que les autres ne peuvent pas deviner. Que ce soit, mes émotions du moment, ce que je traverse dans la vie ou des changements effectués récemment. C’est aussi expliciter le cadre dans lequel on souhaite évoluer, en tant que collectif. Quelles dynamiques on cultive, quels fonctionnements de groupe, quelles bonnes pratiques pour s’exprimer, etc.

Avoir un cadre affirmé et visible, ça peut être challengeant à l’accueil. Comme à mon arrivée à l’Arche : c’était si cadré que j’ai manqué de flexibilité, de spontanéité. Et en même temps, ce cadre bien visible m’a permis de savoir où j’arrivais, dans quoi je m’inscrivais. M’a permis de comprendre les comportements, les habitudes, et de m’y intégrer facilement. Surtout : je peux choisir en conscience si oui ou non je veux m’y intégrer.

Il y a autant de gouvernances partagées que de collectifs (et même plus)

La gouvernance partagée en action !

Au fil de mon épopée, j’ai vu autant de fonctionnements différents que de collectifs. Et même, chaque communauté avait, dans son histoire, expérimenté plusieurs modes de gouvernance. Chaque projet avait grandi, évolué, s’était adapté au contexte changeant. C’est la gouvernance qui s’adapte au groupe, au projet et à sa phase de vie. Pas l’inverse.

Bref : en termes d’organisation collective, il y a une infinité de possibles, et presque autant d’exemples en action !

  • À l’Arche de Saint-Antoine : une verticalité choisie et assez palpable au quotidien, des journées très rythmées et régulières, des habitudes assez fixes et carrées. Un grand changement de gouvernance est marqué dans les mémoires du lieu : le passage des décisions à l’unanimité, vers les décisions au consensus.
  • À la Caserne Bascule : une organisation qui a récemment évolué, avec l’identification des différentes membranes, leurs missions et tâches, les projets d’engagement, etc. Une recherche d’autonomisation et implication des personnes, même de passage. Un quotidien au rythme très variable et organique.
  • À la Ferme du Suchel, une organisation en reconstruction suite à l’arrivée récente de nouveaux habitant.e.s.
  • Au Hameau des Âges : un fonctionnement pour encourager les passages à l’action, en suivant les élans réellement présents dans le groupe. Les personnes se répartissent en pôles de responsabilité, et peuvent prendre la plupart des décisions en lien avec leur périmètre.

Souvent, on retrouve des sous-groupes de responsabilités, qui s’appellent des cercles, pôles ou encore commissions. Chaque sous-groupe a un périmètre de missions défini, ainsi que des modes de décisions. Le tout, en constante évolution, vous l’aurez compris !

Des règles à la confiance

Un exemple qui m’a touchée et marquée : le château de Magny Ethique. Au début, beaucoup de règles de vivre ensemble avaient été mises en place. Comment on occupe les espaces communs, quel niveau de rangement est attendu, comment on cadre les habitudes, etc. Cela a fini par créer des tensions, des frustrations dans tous les sens ! Ce n’était plus possible : refonte totale. Le groupe a créé un temps dédié pour que chaque personne puisse exprimer ses ressentis, ses besoins.

Et puis, le collectif a choisi de passer des règles… À la confiance.

Confiance que chaque personne pourrait exprimer ses besoins, ses demandes. Confiance que les autres le prendront en compte, du mieux possible. Confiance qu’ensemble, iels trouveront un équilibre sain et s’auront s’adapter, de manière organique, sans la rigidité des règles. C’est Bruno, un des membres du cercle gouvernance du château de Magny, qui me raconte cette histoire. Il conclut son récit par une morale, digne des fables de la Fontaine :

“Les règles sont une manière maladroite d’exprimer des besoins.”

Bruno, du Chateau Magny Ethique


Nous voilà au bout des 10 apprentissages clés que je retire du quotidien en écolieu, après mon voyage de l’automne 2023. Les aventures continuent, et mes articles aussi ! En attendant, dis-moi en commentaire quelles questions tu te poses sur la vie en communauté ?

Pour rappel, si tu n’as pas encore lu la partie 1, avec les 5 premiers apprentissages sur la vie en Oasis, c’est ici.

Retrouve les témoignages de mes séjours en écolieu ici, et chaque trimestre dans la revue Passerelle Eco.

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